Annecy 2020: les Cristal et le festival du film d’animation dessinent le futur du cinéma

lun, 22/06/2020 - 16:59

RFI

Détail de l’affiche du western d’animation de Rémi Chayé, 52 ans, «Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary», Cristal du Festival d’Annecy 2020. © Maybe Movies Studios

Texte par :Siegfried Forster

Avec la première édition numérique de son histoire, Annecy, le plus grand festival du film d’animation au monde, a dépassé ses propres attentes et esquissé un futur possible du cinéma. Dans un palmarès imprégné de la quête de liberté, Rémi Chayé a remporté le Cristal long métrage pour Calamity, Theodore Ushev celui du court métrage pour Physique de la tristesse.

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Commençons avec la meilleure des bonnes nouvelles pour tous les fans du film d’animation et du cinéma : après le palmarès rendu samedi dernier, presque tous les films du Festival d’Annecy restent accessibles en ligne dans le monde entier. 

Physique de la tristesse, une œuvre magistrale à la peinture à l’encaustique 

À chaque édition, le rendez-vous incontournable du film d'animation démontre qu'il ne s'agit pas de célébrer un genre, mais l'art du cinéma. Parmi les pépites couronnées cette année, Physique de la tristesse, du Canadien Theodore Ushev, grand habitué d’Annecy. Dans ce petit chef d’œuvre très touchant et semi-autobiographique de 26 minutes, c’est la voix de Xavier Dolan qui raconte l’histoire d’un homme déraciné. Un périple tragique, de la Bulgarie au Canada, accompagnés de soubresauts de son âme.

► À lire aussi : Mickaël Marin : «Cette édition numérique ouvre le champ des possibles»

« Je pense à mon père. Ce prix est à lui », a réagi le réalisateur montréalais qui avait du mal à retenir ses larmes après avoir découvert que l’histoire de son père décédé et de lui a reçu la plus haute distinction d’Annecy pour un court métrage. Ce récit de fin du monde et de fin d’une époque représente huit ans de travail. Grâce à la peinture à l'encaustique, une technique jusqu’ici jamais utilisée en animation, Theodore Ushev a créé une vision très plastique et unique de sa mémoire. Avec chaque couche de cire pigmentée qui disparaît, une couche de souvenir réapparaît de ses souvenirs de jeunesse en Bulgarie.  

Calamity, le Cristal doté d’un style graphique hors pair 

Avec le Cristal du long métrage pour Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary, Annecy a récompensé un réalisateur français au sommet de son art. En même temps, le festival atteint ici les limites d'une édition numérique. Car, contrairement aux jurés, et pour des raisons complètement compréhensibles (piratage, etc.), le public de la plateforme n’a pas accès au film dans son intégralité, mais uniquement à un making of de 17 minutes avec des extraits vidéo, pour protéger sa sortie en salles le 14 octobre. Cela dit, même ces aperçus laissent clairement entrevoir le génie de Rémi Chayé dans la construction de paysages époustouflants (quand la terre et le ciel entrent en dialogue à partir de la composition d’un véritable vocabulaire de nuages et de plantes) et du personnage central de ce western animé.  

Martha Jane est une fille hors norme, orpheline, franchissant toutes les frontières du genre féminin de son époque pour entrer dans l’histoire de l‘Ouest. « Pour les 80 minutes, on a réalisé 57 600 dessins », nous explique Rémi Chayé. Le style graphique, créé pendant cinq ans avec son équipe de 150 collaborateurs, impressionne avec une véritable explosion de la palette de couleurs à la fois artistiquement saturées et joyeusement pop faisant vibrer les pigments des couleurs naturelles employées au service de ces véritables « tableaux » animés. Sans oublier la séquence bruitage du making of. Un délice.

The Nose or the Conspiracy of Mavericks, une symphonie d’images tourmentée et géniale

L’œuvre la plus percutante et déroutante du palmarès a été distinguée avec le prix du Jury : The Nose or the Conspiracy of Mavericks, un long métrage d’Andrey Khrzhanovsky. Le réalisateur russe s’affronte à la terreur stalinienne en Russie pour lui répondre en animation. Il décompose le totalitarisme en le mettant en face de la confiance totale des artistes en leur art. Oscillant entre collage et dessin sur papier, entre prises de vue réelles, animation de silhouettes, images d’archives et mises en scène contemporaines et animées, Andrey Khrzhanovsky crée une symphonie d’images aussi tourmentée, géniale et déchirée par les contradictions que le compositeur Dimitri Chostakovitch et son premier opéra Le Nez. 

Devant nos yeux défilent les pièces maîtresses et la vie de peintres, compositeurs et écrivains russes de l’époque : de l’œuvre inspirée par Nicolas Gogol jusqu’au destin tragique du metteur en scène Meyerhold-Reich. Khrzhanovsky génère un véritable tourbillon d’images et de sons racontant la manipulation des personnages au théâtre et dans la vie. Une lecture aussi personnelle que brillantissime, une mise en scène époustouflante et une décomposition sans scrupule de cette idéologie totalitaire au travers de son esthétique visuelle et sonore rythmées par les tortures et les exécutions. 

My Favorite War, le choix et le bonheur

Récompensé par le prix de la catégorie « Contrechamps », My Favorite War, le long métrage d’Ilze Burkovska Jacobsen, raconte la jeunesse vécue par la réalisatrice en Lettonie pendant l’Union soviétique, à l’époque de la Guerre froide. Et comme chez Ushev, Chayé et Khrzhanovsky, le leitmotiv reste la quête de la liberté. L’histoire démarre avec un dicton : « Vraiment heureux sont ceux qui n’ont pas à faire de choix ». Comment vivre avec les limites définies par un régime autoritaire ? Quel est le lien entre le choix et le bonheur ? Comment trouver sa liberté face aux pressions d’une société et d’un régime oppressants ? L’écriture visuelle très originale repose sur l’emploi d’éléments découpés et de couleurs très marquées pour toucher un jeune public d’aujourd’hui, à la quête de sa propre identité.

Le Festival d’Annecy sort renforcé de la crise du coronavirus

Avec cette édition numérique, le festival persiste et signe, Annecy reste le rendez-vous incontournable de l’univers d’animation. Et même au-delà du film d’animation, parmi tous les festival de cinéma touchés par la crise du coronavirus, Annecy a certainement donné la réponse la plus ouverte, la plus généreuse et innovatrice. Il a relevé le défi de la pandémie en élargissant les frontières numériques. Avec plus de 14 000, le nombre d’accrédités a dépassé les 12 300 de 2019. Au Marché du film (Mifa), plus de 4 100 professionnels, autant que l’année dernière pendant le marché physique, se sont rués sur l’offre numérique de découvrir, d’échanger, de vendre et d’acheter.  Et la fête n’est pas finie, pour une fois, grâce au numérique, l’édition continue jusqu’au 30 juin. 

À juste titre, Mickaël Marin, le président du festival, a souligné le fait qu’on n’a jamais parlé autant d’Annecy. Le festival affiche ainsi son leadership et sort renforcé de l’épreuve du coronavirus. Un peu comme à l’image du film d’animation en général. Dans une étude sur le marché de l’animation en 2019, publiée par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) à l’occasion du festival d’Annecy, on apprend que, en 2019, les films d’animation sortis en France ont enregistré 32,9 millions d’entrées, c’est-à-dire une augmentation de 35,4 % par rapport à 2018 et le niveau le plus haut de la décennie (avec 2016).

L’étude du CNC sur le film d’animation

En même temps, les recettes ont grimpé de 40,7 % à 206,4 millions d’euros. Sans oublier que, tous genres confondus, trois des plus grands succès de l’année 2019 étaient des films d’animation : La Reine des neiges 2 (3e au classement avec 6,7 millions d’entrées), Toy Story 4 (6e, avec 4,5 millions d’entrées) et Dragons : le monde caché (8e, avec 3,4 millions d’entrées).

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Ce succès se reflète aussi sur le marché du travail. En France, les effectifs dans les entreprises de production de films d’animation et d’effets visuels ont augmenté de 36,1 % ces derniers cinq ans. Et, même si les hommes représentent toujours la majorité dans le secteur, la part des femmes se situe aujourd’hui à 45,8 %. La véritable particularité du film d’animation reste son public : les filles et femmes représentent 55,7 % des spectateurs (contre 51,5 % pour tous les films). Surtout, 42,6 % des spectateurs ont entre 3 et 14 ans, comparé à 18,9 % pour l’ensemble des films. Et 14,8 % des cinéphiles de l’animation sont âgés entre 15 et 24 ans.

L’imaginaire de la jeunesse et le futur du cinéma

Mais l’étude du CNC analyse aussi l’univers du film d’animation hors salles de cinéma. Et là aussi, on trouve des chiffres impressionnants. Par exemple : « En avril 2020, plus de la moitié des programmes jeunesse en VàDA [Vidéo à la demande par abonnement, ndlr] est consommée sur Netflix (57 %). En deuxième position, se trouve Disney+, plateforme sur laquelle 17 % des programmes jeunesse sont visionnés sur les quatre premiers mois de 2020. [...] Au premier trimestre 2020, 94 % de la consommation de programmes jeunesse est réalisée par des séries d’animation. »

Autrement dit : l’imaginaire de la jeunesse et le futur du cinéma se jouent en grande partie ici, au Festival d’Annecy et dans le monde du film d’animation.

► Le palmarès du Festival international du film d’animation d’Annecy, édition numérique, du 15 au 30 juin 2020