Livre: «Arnaque à la nigériane», enquête sur les «brouteurs» ouest-africains

mar, 03/11/2020 - 09:12

 

RFI

Détail de la couverture du livre « Arnaque à la nigériane », une enquête sur les « brouteurs » ouest-africains de l’historienne Nahema Hanafi. © Éditions Anacharsis

Texte par :Sabine CessouSuivre|Sabine CessouSuivre

Dans « L’arnaque à la nigériane » (éditions Anacharsis), l’historienne Nahema Hanafi plonge dans l’univers des cyber-escrocs ouest-africains qui opèrent sur internet, pour comprendre les « rapports post-coloniaux » et le « banditisme social » qui se joue derrière ces « spams ».

Qui n’a pas reçu de spam provenant d’une prétendue cancéreuse européenne en phase terminale, promettant une forte somme d’argent en héritage, à condition de s’acquitter d’abord des frais de notaire ? Ce modus operandi des cyber-escrocs nigérians, qui opéraient par fax dans les années 1980 et 1990, s’est répandu avec internet au tournant des années 2000, dans toute l’Afrique de l’Ouest.

La tactique de promesse de legs, ou fraude à l’avance de frais, est connue sous le nom de « fraude 419 », en référence à l’article du code pénal nigérian qui traite de ce genre d’affaires. Elle n’est pas la seule qui soit pratiquée, loin s’en faut, les arnaques de type sentimental ayant fleuri ces dernières années, au point de devenir la plus courante chez les « brouteurs » ivoiriens, par exemple. Parce que la fraude 419 se concentre non pas sur des rapports de séduction, mais « la fabrique de l’empathie », elle sert de fil conducteur à cette enquête originale, écrite à la première personne du singulier.

Un type d’arnaque qui n’a rien d’africain

La plongée dans l’univers des « brouteurs », ces cyber-escrocs à l’imaginaire puissant, capables de se mettre dans la peau d’un Occidental pour extorquer de l’argent en Europe ou aux Etats-Unis, se fait ici avec la rigueur scientifique de l’historienne. L’enquête part d’une cinquantaine de mails reçus par Nahema Hanafi, l’auteure, maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine à l’université d’Angers.

Elle rappelle ainsi, dès les premières pages, que ce type d’arnaque n’a rien d’africain, puisqu’il rappelle les « lettres de la prisonnière espagnole » apparues lors de la guerre anglo-espagnole (1585-1604). « Des personnes aisées sont contactées par un inconnu chargé de mettre hors de danger l’enfant d’un notable détenu dans une prison espagnole. Sans moyens financiers, il sollicite une avance des frais, laissant entrevoir la possibilité d’une gratification ». De même, les « lettres de Jérusalem » émanant de voleurs français de la fin du XVIIIe siècle, mettent en scène de prétendus valets de chambre qui demandaient à des inconnus d’aller déterrer des trésors enfouis ici ou là, et de s’acquitter de frais pour que les détails des lieux où creuser leur soient donnés.

Le Nigeria a certes été classé en 2010 par le FBI en troisième position des pays émetteurs de spams frauduleux, avant le Ghana (8e) et le Cameroun (9e). Cela étant, le phénomène mondial de la cyber-criminalité a des ramifications en Afrique de l’Ouest pour des arnaques bien moins sophistiquées que le ransomware (demander une rançon contre le déblocage de l’ordinateur ou le déchiffrage de données personnelles) ou le carding (utilisation illégale de la carte bancaire), répandues en Amérique du Nord.

Pouvoir de l’écrit

L’arnaque ouest-africaine, elle, a recours à de « l’ingénierie sociale », note l’auteure, une « tactique d’exploitation des rapports humains, fondée sur une manipulation et une emprise psychologiques, qui mène les victimes à transmettre des informations sensibles ou transférer des fonds ».

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Nahema Hanafi, qui s’intéresse à l’histoire de la médecine et du genre, travaille aussi sur les pouvoirs de l’écrit. Ce dont les « brouteurs » font justement l’expérience, pour adopter une posture nouvelle : « En composant le masque d’un bandit au grand cœur, ils proposent une version amendée d’un Robin des bois décolonial, mêlant enjeux sociaux, économiques et raciaux. Leur originalité est d’articuler le thème de la redistribution à celui de la réparation, inscrivant leur démarche dans l’histoire pluriséculaire de l’esclavage et de la colonisation et de leur mémoire. En cela réside la portée politique de l’escroquerie ».

Esthétique du « ruissellement »

Le tout, sans quitter leur territoire et passer par le calvaire de la migration, car ici, « c’est l’argent qui migre », note l’auteure. Dans son décryptage d’une cinquantaine de spams qu’elle a elle-même reçus, l’historienne décrypte un narratif qui renvoie à des réalités bien africaines. En se mettant dans la peau de mourantes françaises atteintes de cancer, mais qui se saignent pour se faire soigner là où elles vivent, le plus souvent en Afrique de l’Ouest, les brouteurs donnent une idée d’un mal qui ronge leurs propres sociétés : l’impossibilité d’accéder aux soins. « Les arnaques à la nigériane enracinent les expatriées françaises dans leur pays d’accueil (le plus souvent en Afrique de l’Ouest, ndlr), comme les brouteurs et leurs proches le sont eux-mêmes, faute de visas et de moyens pour accéder aux meilleurs soins ».

En retournant contre les brouteurs leurs propres armes, et en les suivant sur leurs comptes Facebook, l’auteure les a épiés pour mieux les analyser. Elle revient sur le « bara », ou la force d’emprise qui fait appel à des forces occultes, elle passe au crible les ambitions et les ressorts du crime – « combattre la misère même dans l’agonie », et s’intéresse aux valeurs des brouteurs. Elle relève notamment, chez eux, une « esthétique du ruissellement » : les « brouteurs » se mettent en scène avec des billets de banque collés sur la bouche, dans une sorte de « poétique de l’ostentation qui dit, sous les feux de la gloire et le brillant des montres, tout le dénuement qui a précédé ».

En se penchant sur leur univers, qui a pris l’ampleur d’un vrai phénomène de société en Côte d’Ivoire ou au Bénin, l’auteure traverse le miroir pour se pencher sur les motivations de jeunes hommes, opérant dans les cyber-cafés. « La mort, repoussée par des maximes viriles, est finalement omniprésente dans leur propos, la mort sociale notamment, qui guette les jeunes hommes qui ne parviendront pas à devenir des chefs de famille, à régner sur les leurs. Alors ils s’enflamment, ils brûlent d’ostentation, ils dilapident aussi ». Une enquête passionnante, qui en dit long, aussi, sur l’état des sociétés ouest-africaines.

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