Il est temps de changer/par Maître Mine Abdoullah

mar, 16/04/2019 - 17:48

A l’entame de notre propos, nous sommes conscients qu’on ne manquera pas de nous étiqueter comme ennemis du pouvoir ; mais, par la force des choses, nous sommes amenés à formuler des critiques que certains qualifieront sans aucun doute « d’opposants » ; néanmoins, notre rôle n’est pas de rester muet devant la situation que vit le pays, malgré quelques réalisations qui, il faut le reconnaître, ont été faites (mais, souvent, à quel coût !). Notre rôle est aussi, sur la base de ce qui s’est fait hier, sur la base du vécu des populations aujourd’hui, de se projeter dans l’avenir, pour mieux appréhender les enjeux de demain et pouvoir affronter les multiples défis qui se dressent sur la voie du développement aussi bien économique, social que la construction d’un véritable Etat de droit.

La prise de conscience de ces enjeux, la satisfaction de la demande sociale (accès aux besoins de base, respect des libertés individuelles et collectives, égalité de chances, unité et cohabitation de l’ensemble des composantes nationales, développement durable et sain), telles sont les problématiques qui déterminent la Mauritanie Nouvelle à laquelle nous aspirons, la Mauritanie Nouvelle qui doit prendre son envol vers le progrès.

Les enjeux ce sont aussi l’image du pays, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur car la Mauritanie traîne des boulets depuis des années ; lesquels boulets continuent de handicaper sa marche : il s’agit, entre autres, de l’esclavage et ses séquelles, du passif humanitaire, de la mal-gouvernance dans la gestion des ressources et des biens de l’Etat.

Il reste que si ces problématiques ne sont pas prises à bras le corps, avec sérieux et détermination, il serait toujours difficile de maintenir la confiance entre les citoyens et de projeter à l’extérieur une image sereine et non dégradée de la Mauritanie.

Ayant accédé à la souveraineté nationale dans des conditions de dénuement déplorables, la Mauritanie avait entamé un parcours encourageant avant que celui-ci ne se heurte à des remous (les premiers affrontements sociaux entre les communautés du pays) mais surtout à une guerre dont les conséquences furent dramatiques pour les populations et fatale pour l’économie du pays. Et la situation connaîtra, par la suite, un parcours carrément erratique avec l’arrivée et le maintien au pouvoir de l’armée depuis le 10 Juillet 1978 à nos jours avec un bilan déplorable sur pas mal de plans.

Nombre d’acteurs politiques – disons plutôt les politiciens – ont plus contribué à séquestrer la volonté et la parole des citoyens, se posant en porte-paroles de circonstance au lieu d’apporter des solutions aux multiples problèmes auxquels ceux-ci sont confrontés (une école à la dérive, un accès à l’emploi hypothétique, une administration et des forces de sécurité vues comme des bras séculiers du pouvoir du moment…). Cette prise en otage de « la chose citoyenne », malgré une société civile qui commence à prendre de la place, reste une préoccupation, un frein pour la libération des énergies, le développement des initiatives privées sans que ces dernières ne soient inquiétées dans leurs activités du fait de leur désir d’indépendance, selon le positionnement politique et le soutien – intéressé ou par crainte – au pouvoir.

Or, une société civile forte (jouant son rôle d’éveil, de veille, de sentinelle et se tenant à distance des différents protagonistes), une initiative privée qui se développe, la parole qui se libère, les libertés qui sont respectées s’accommodent mal des instincts grégaires et frileux, les relents sécuritaires et suspicieux sur lesquels est assis un Etat mauritanien conduit, cahin-caha, par les gens de l’uniforme et leurs suppôts qui, en plus d’exceller dans le nivellement des valeurs par le bas, ont propagé la culture de la médiocrité, le favoritisme, le régionalisme, et l’esprit de mercenariat.

Ces contrevaleurs sont aujourd’hui ancrées dans le tissu social, dans les actes de tous les jours qu’ils deviennent presque des normes là où elles devaient être des exceptions. Et la Mauritanie ne pourrait connaître un développement harmonieux si elle ne se débarrasse pas de ces tares qui formatent, uniformisent et plombent les cerveaux du peuple infantilisé, non respecté et rendu irresponsable par des dirigeants notoirement mercantiles et des politiciens professionnels qui font du citoyen un escabeau (une courte échelle) pour leurs ambitions égoïstes.

Cette situation de naufrage collectif d’un peuple où le privilège de la réflexion est l’apanage de quelques-uns (hélas, le plus souvent les moins méritants) a aussi pour cause une élite qui ne joue pas son rôle d’éveilleur de conscience mais plutôt le compagnon des princes du moment auxquels elle apporte le bâton pour mieux battre les récalcitrants (militants des droits de l’homme, acteurs économiques n’affichant pas leur soutien au pouvoir, fonctionnaires « rebelles »…).

Le changement de cette situation est donc du ressort de l’élite qui doit revenir à sa mission fondamentale, sa raison d’être : celle de contribuer au changement des mentalités ; celle de proposer des solutions ; celle de prospecter, de réfléchir ; d’éclairer ; celle d’aider ; celle de susciter l’espoir ; en un mot, celle de guider sur le chemin de l’évolution. L’élite en a la capacité et c’est cette capacité dont le peuple a besoin pour la résolution des problèmes qui se dressent devant lui.

A l’instar des autres pays, la Mauritanie dispose d’une élite bien formée. Malheureusement, dans sa grande majorité, elle a choisi le compromis, pour ne pas dire la compromission, et renoncé à son devoir de contrepoids à un pouvoir qui se distingue par la gestion au jour le jour, la gouvernance de l’à-peu-près et la frilosité dans les rapports avec le peuple. Il est temps donc pour l’élite mauritanienne de revenir aux fondamentaux pour pouvoir jouer pleinement le rôle d’éducation des masses qui est le sien, étant entendu que toute persistance à accompagner, sans discernement, le pouvoir – tous les pouvoirs – ne constituerait, ni plus ni moins, qu’une trahison du peuple et son maintien dans la pauvreté et la précarité car, comme disait l’éminent Professeur Cheikh Anta Diop, « Un peuple sans conscience [historique] est une population ».

La Mauritanie est, aujourd’hui, à la croisée des chemins. A quelques semaines de l’élection présidentielle où l’occasion est donnée de se débarrasser du statu quo de l’Etat sécuritaire qui a prévalu tout au long des dernières décennies, élection donnant l’espoir de voir une alternance tant souhaitée, aussi bien générationnelle que de gouvernance plus orthodoxe, l’élite ne doit plus faillir ; elle devra faire face, et de la façon la plus déterminée possible, aux politiciens populistes, opportunistes et magouilleurs qui ont pris le pays en otage ; aux adeptes du « marquez-le-pas » et à toute cette cohorte d’individus, véritables associations de malfaiteurs qui, par entente tacite et redistribution de prébendes, ont mis la Mauritanie à genoux.

Ce combat que l’élite doit enfin intensifier, sans complaisance et sans faiblesse, a toutes les chances de réussir grâce au développement de la presse, à l’activité des réseaux sociaux et à la difficulté, dans le monde actuel devenu un village planétaire, que les gouvernants – malgré leur pouvoir répressif – rencontrent de plus en plus pour museler le peuple. Ce musellement est l’un des reproches – justifié du reste – imputé à l’appareil sécuritaire et aux technocrates. Un autre reproche, dominant, est à citer : c’est celui du non-respect des lois par les forces de l’ordre, la propension à outrepasser leurs prérogatives, de ne pas obéir aux ordres des politiques, voire même de se substituer à eux, et de jouir d’une impunité presque totale. Faut-il rappeler que dans les pays réellement démocratiques, les services de sécurité sont sous les ordres du gouvernement et des politiques dont ils exécutent les instructions, et la séparation des pouvoirs est une réalité et une pratique de tous les jours…

Il est temps, disons-nous, que l’élite, la société civile et autres sans-voix se lèvent et se posent en alternative à une classe politique le plus souvent manquant de légitimité, dépassée, réduite à sa plus simple expression et dont la vision très peu novatrice cadre mal avec l’engagement pouvant conduire à l’alternance. Le nouvel élan qui doit sous-tendre la dynamique de l’élite à changer la situation n’est pas seulement une bataille générationnelle mais la prise de conscience que l’évolution, le développement, la possibilité de se hisser au niveau des autres nations avancées ne pourront se faire que par le rejet du béni-oui-ouisme qui ne connaît pas d’âge, l’hypocrisie et la persistance des chapelles éculées de « Gauche » et « Droite » - pourtant tombées, ailleurs, dans la poubelle de l’histoire devant un monde de consommation où il faut savoir aller très vite et très bien. D’où la nécessité, pour nos partis politiques, d’introduire des innovations dans leur fonctionnement interne, à commencer par la promotion des jeunes pour une relève assurée, la limitation des mandats des hauts responsables qui continuent de se comporter comme des gourous alors même, qu’au même moment, ils brocardent le Président en poste qu’ils traitent de « roi Ubu ». Un tel discours inaudible, une telle gestion – souvent patrimoniale – des partis politiques a de quoi indigner ; le bon sens voulant qu’on ne peut arriver à un résultat différent si on combine toujours les mêmes éléments. Or, les partis politiques mauritaniens (à quelques rares exceptions près), vivant pour beaucoup sur un passé révolu, souffrent d’une absence d’alternance à leur tête, de transparence dans leur gestion, d’incapacité à développer un discours porteur, mobilisateur et de proximité ; pire, certains responsables politiques sont si prompts à transhumer que leur discours ne fait pas rêver car perçu par beaucoup comme étant double et peu convaincant. A cela s’ajoute la désertion du terrain et l’hibernation de ces politiciens en temps ordinaire pour ne se réveiller que les veilles des élections pour ameuter la population par le brouhaha et le tintamarre.

L’échec des partis politiques, qui n’ont pas su inventer un nouveau style institutionnel, de révision permanente, d’écoute des forces de changement et de prêter attention aux menaces de rupture, est si patent qu’il doit, en lui-même, porter les graines d’une autre façon de faire la politique, une autre manière de susciter l’enthousiasme, par l’émergence de forces nouvelles hors champ partisan, de mouvements citoyens sachant proposer au peuple souverain un programme crédible à même de redonner l’espoir et forcer le changement.

L’émergence de ces nouvelles forces sur la base de la citoyenneté, sans considération de race, d’ethnie et de région, conduira à une affirmation de soi solide, un Mauritanien nouveau, personne plurielle ancrée dans ses traditions puisqu’héritière d’un passé glorieux, mais évoluant dans la modernité et la novation (l’innovation) pour échapper aux pièges d’un hier révolu et des contradictions (confrontations) qui l’ont tant fait souffrir.

Seul ce Mauritanien nouveau, refusant de continuer d’être régi par les critères traditionnels, ethniques et tribaux, pourrait aider à la prise de conscience des citoyens, de leurs intérêts et de l’intérêt général.

Seul ce Mauritanien nouveau, qui veut le changement dans la stabilité et qui en fait une priorité dans son désir de se débarrasser de l’immobilisme et de l’ordre injuste ; seul ce Mauritanien nouveau est à même, aujourd’hui, de se dresser dans sa détermination à recouvrer la plénitude de ses droits (tout en remplissant ses devoirs) ; seul ce Mauritanien nouveau, disons-nous, pourrait mettre un terme à un système réducteur et archaïque qui constitue un frein à toute évolution et à tout développement harmonieux et durable du pays.

Il est temps de changer.

Maître Mine Abdoullah

Avocat

Président de la LMDH

Président de PCQVP-Mauritanie