Des musiciens gnaouas à Marrakech au Maroc.© Tim Gerard Barker / G
musique fait partie du patrimoine immatériel de l'Unescoetty images
Flamenco, gwoka, merengue, sega, tango, reggae, fado... Année après année, la liste des styles musicaux au sein du patrimoine immatériel de l'Unesco s'allonge, suscitant au passage son lot de commentaires et d'interrogations. Décryptage des mécanismes et de leurs effets.
Qu'est-ce qui réunit la morna du Cap-Vert, le repas gastronomique français et la cueillette de la germandrée sur le mont Ozren en Bosnie-Herzégovine ? Tous trois figurent, sous ces dénominations, au patrimoine immatériel de l'Unesco. Depuis 2008, l'agence spécialisée des Nations unies a accordé le précieux label au total à 549 "éléments", considérant que "le patrimoine culturel ne s’arrête pas aux monuments et aux collections d’objets. Il comprend également les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants".
Si la liste ressemble de prime abord à un inventaire à la Prévert, en réalité le périmètre est bien délimité : peuvent notamment prétendre à ce statut des rituels, des savoir-faire, des connaissances et "les arts du spectacle", catégorie qui abrite les musiques. Plusieurs dizaines d'entre elles ont déjà été distinguées de la sorte. Du tango d'Argentine et de l’Uruguay à la musique du khène (arc à bouche) du Laos, en passant par celle des gnaouas marocains, le spectre est large. Les styles à visibilité internationale côtoient ceux à portée plus locale, sans concurrence, sans égards particuliers pour les uns au détriment des autres. Le principe d'égalité cher aux institutions onusiennes prévaut ici aussi.
Musique traditionnelle et vivante
Cette diversité, paradoxalement, honore autant la démarche de l'Unesco qu'elle l'interroge. Quelle logique ? Quelle cohérence ? L'explication réside dans les conditions impératives à remplir pour les prétendants. Il faut établir entre autres leur caractère "traditionnel, contemporain et vivant à la fois".
Dans le cas du maloya réunionnais remontant au temps de l'esclavage, inscrit sur la liste dès 2009, cela signifiait souligner "l'existence de ses formes les plus évolutives ou métissées dans d'autres courants, comme le rock, le jazz, le reggae, le hip-hop, l'électro...", rappelle Alain Courbis, à l'époque à la tête du Pôle régional des musiques actuelles (PRMA) de La Réunion qui avait apporté son expertise à la constitution de la candidature.
Mais dans l'exemple du reggae de Jamaïque, intégré en 2018, où est cet aspect "traditionnel", sachant que l'on fêtait aussi au même moment les 50 ans de ce style musical popularisé par Bob Marley ? "Il dérive d’anciens genres musicaux", affirment les autorités jamaïcaines dans le document déposé, qui évoque "les genres musicaux afro-jamaïcains populaires comme les musiques marronnes, le kumina et le revival" et indique qu'ils ont "inspiré la créativité des habitants" de Kingston.
L'essentiel, au-delà des faits, est donc de savoir... remplir le dossier élaboré par l'Unesco et surtout satisfaire aux attendus, au ton très technocratique sinon scolaire, et qui impliquent des exposés sur le même registre, encadrés par un nombre minimal et maximal de mots. "La chanson 'raï' est un genre musical chanté et dansant, animé par un accompagnement orchestral", lit-on ainsi en introduction du formulaire que l'Algérie soumettra en 2020 à l'assemblée générale, pour le raï.
Certaines questions semblent parfois peu pertinentes, au regard des réponses si évidentes qu'elles appellent : "Existe-t-il un aspect de l'élément qui ne soit pas conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l'homme ou à l'exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, ou qui ne soit pas compatible avec un développement durable ?"
Quel impact ?
La dimension politique est inhérente à cette démarche d'apparence culturelle. D'abord parce que ce sont les États signataires de la convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine immatériel – au nombre de 178 à ce jour – qui proposent l'inscription sur la liste. Certains, qui ne jouent pas les premiers rôles sur la scène internationale, y ont vu un moyen de faire davantage connaître leurs spécificités artistiques. L'île Maurice, grâce à l'Unesco, a mis en lumière ses musiques à quatre reprises depuis 2014 (dont le sega mauricien traditionnel, le sega tambour de Rodrigues et le sega tambour des Chagos).
Avec le nouveau statut de la morna, ajoutée à la liste en 2019, la chanteuse cap-verdienne Lucibela, auteure d'un premier album intitulé Laço Umbilical en 2018, veut croire que son pays va "gagner encore en visibilité". Pour la jeune compatriote de Cesaria Evora, c'est "une victoire qui est tombée au Cap-Vert comme une pluie d'espoir. Chacun y voit de nouvelles possibilités de montrer son travail et de continuer à chanter notre tradition".
A La Réunion, la volonté de distinguer le maloya, sur l'initiative du fondateur du puissant Parti communiste réunionnais alors aux commandes du conseil régional, s'apparentait à une sorte de revanche, sur le plan historique, tant cette musique a été longtemps discréditée, voire même méprisée. Aujourd'hui, sur cette terre française au milieu de l'océan Indien, on commémore officiellement l'inscription du maloya au patrimoine de l'Unesco chaque 1er octobre, en menant notamment des actions dans les écoles.
En termes d'impact, ce n'est guère du côté financier qu'il faut le chercher : certes, le Fonds dédié de l'Unesco accorde différents types d'"assistance", principalement aux pays en voie de développement, mais il est peu doté, et se focalise surtout sur les urgences. Difficiles à estimer, les retombées d'une mesure avant tout symbolique sont fonction de multiples données.
"Cette labellisation Unesco a attiré l'attention de nouveaux publics et de nouveaux professionnels qui ne s'étaient peut-être pas encore intéressés [au maloya]. Cela tombait aussi au moment où un certain nombre de groupes commençaient à se professionnaliser et à s'exporter, dans la lignée des Granmoun Lélé et Danyel Waro qui étaient les précurseurs à l'international et ont été de plus en plus demandés", juge l'ex-directeur du PRMA de La Réunion, avec onze ans de recul.
Cette situation n'a rien de commun avec celle dans laquelle se trouve le reggae de Jamaïque, dont le rayonnement n'est pas à démontrer et qui n'a a priori pas grand-chose à gagner de cette entrée au patrimoine immatériel mondial. S'il ne ressent aucun effet sur sa propre carrière jusqu'à présent, le vétéran du reggae Clinton Fearon ne minimise pas toutefois la portée de cette "reconnaissance" qui récompense le travail accompli et valorise "ce que nous avons écrit et chanté depuis tant d'années". Le sexagénaire qui a débuté avec les Gladiators l'assure : "Quelque chose est enfin en train de se passer, avec le reggae et d'autres musiques. Car nous croyons vraiment que la musique peut changer le monde." Un espoir que l'Unesco entretient à sa façon.
Site officiel de l'Unesco
Par : Bertrand Lavaine