Présidentielle en Côte d'Ivoire : la place des musulmans, enjeu crucial du scrutin
Prière de l'Aïd dans le quartier de Yopougon à Abidjan, le 31 juillet 2020. © Sia Kambou, AFP
Texte par :Caroline DUMAY
L’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir en 2011, premier président musulman de Côte d’Ivoire, a placé cette communauté, jadis exclue, au cœur des rouages du pouvoir administratif et social. Après dix ans de guerre civile (2002-2011) qui ont divisé les Ivoiriens sur des lignes autant politiques que religieuses, la question de la place des musulmans dans le pays pourrait faire ressurgir les fantômes du passé.
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"Ne pas se comprendre ou avoir des idées divergentes, c'est normal dans la vie politique d'un pays. Mais faisons très attention. Ayez l'esprit de discernement. La meilleure arme vous appartient. C'est vous qui votez…", sermonne Aisha Diarra, depuis son petit studio radio de Bouaké d'où émet la radio musulmane Al Bayane qui rassemble plus d'auditeurs que Radio France Internationale (RFI). Sans jamais vraiment parler politique, son animatrice phare ne cesse de demander à ses auditeurs de ne pas se laisser manipuler par des partis politiques qui cultivent parfois la haine entre ivoiriens.
Souvent installée dans les mosquées, Al Bayane, créée en 2001, émet dans tous les dialectes du pays. Ses animateurs prônent un Islam modéré, à l'image de celui qui a toujours été pratiqué en Côte d'Ivoire. Sa popularité et son dynamisme sont le reflet de l'expansion démographique et culturel des musulmans de Côte d'Ivoire depuis une vingtaine d'années.
Combien de musulmans en Côte d'Ivoire ?
Selon le dernier recensement, effectué en 2014, le pays compte près de 43 % de musulmans contre 34 % de chrétiens. Mais ces chiffres ne tiennent pas compte des immigrés qui constituent un quart de la population et sont majoritairement musulmans.
"La communauté a aussi explosé ces dix dernières années en raison des conversions, spécialement chez les jeunes", fait remarquer Barro Siriki, chef d'antenne de Al Bayane à Bouaké. "C'est une particularité des Ivoiriens. Ils cumulent ou changent facilement de religion."
Contrairement aux idées reçues, les musulmans ne sont pas seulement majoritaires dans le nord du pays. On estime qu'avec le développement des cultures intensives (notamment de cacao), qui attire les travailleurs agricoles vers le Sud, désormais 75 % des musulmans ivoiriens résident dans le sud du pays, où il restent cependant minoritaires.
Dynamisme démographique et culturel de l'Islam en Côte d'Ivoire
À Bouaké, on compte plus de 300 mosquées et des dizaines d'écoles coraniques qui, depuis 2011, sont reconnues par l'État ivoirien. Dans le quartier Kennedy, non loin de la station de radio Al Bayane, l'école confessionnelle islamique Al Ittihadia accueille 800 élèves. "Et j'en refuse tous les ans. Nos classes sont surchargées", confie l'Imam Abdoul Karim Kanté. Il ajoute que la demande est telle actuellement que 10 000 écoles coraniques sont en attente d'agrément en Côte d'Ivoire.
À Al Ittihadia, on enseigne trois jours par semaine en arabe et les autres jours en français. Les enfants sont inscrits dès l'âge de cinq ans et continuent l'enseignement dans la langue du Coran jusqu'au baccalauréat. "Beaucoup de familles passent de l'école traditionnelle à l'école coranique. Ça leur permet de profiter des deux systèmes. Nous sommes reconnus par l'État et préparons les mêmes diplômes", conclue le chef d'établissement, qui rappelle que son école existe depuis les années 70 mais qu'elle fonctionnait alors dans la clandestinité.
L'"Ivoirité", un discours politique anti-musulman
Aujourd'hui en Côte d'Ivoire, l'Islam a acquis de la visibilité et n'est plus considéré comme un ennemi par le pouvoir .Les musulmans ivoiriens ont pourtant longtemps subi les foudres de l'"Ivoirité", l'idéologie de la préférence nationale lancée par Henri Konan Bédié (1994-1999), poursuivie par le général Robert Gueï (1999-2000) et par Laurent Gbagbo (2000-2010).
Cette politique ethno-nationaliste s'est traduite par l'assimilation des musulmans aux "Dioula", une ethnie du nord du pays, et a discriminé pendant des années une frange importante de la population. Des mosquées furent attaquées, des imams assassinés, des musulmans brûlés vif à de nombreuses reprises.
Cet affrontement entre tenants de l'"Ivoirité" et les populations musulmanes du pays est à l'origine de la guerre civile ivoirienne. En septembre 2002, ce sont des mutins majoritairement musulmans, originaires du Nord ivoirien et soutenus par le Burkina Faso, qui tentent un coup d'État provoquant la division du pays pendant huit ans.
Alassane Ouattara, premier président musulman de Côte d'Ivoire
L'arrivée au pouvoir en 2011 d'un président musulman a mis un terme à la partition de la Côte d'Ivoire et à la guerre civile. Elle a aussi a ouvert un nouveau chapitre dans les relations entre l'État et l'Islam. Si l'approche d'Alassane Ouattara était, à ses débuts, plutôt œcuménique, ses détracteurs lui reprochent d'avoir fini par mener une politique ethnique.
Prétextant un "rattrapage" nécessaire, bien des postes administratifs et politiques ont été confiés à des responsables originaires du nord du pays, souvent musulmans. Les organisations islamiques nationales se sont aussi rapprochées du pouvoir. Le Conseil supérieur des imams (COSIM), l'Association des musulmans sunnites de Côte d'Ivoire (AMSCI) et le Conseil des imams sunnites (CODIS) ont de plus en plus d'impact dans la vie du pays.
Le discours religieux sous surveillance
"Ce qui se dit dans les mosquées est pourtant très difficile à maitriser", explique le Professeur Issiaka Kone, sociologue à l'Université Alassane Ouattara de Bouaké. "Le discours ivoirien change, car les jeunes imams vont étudier en Égypte, au Maroc ou même au Pakistan. De plus en plus, les considérations politiques prennent le dessus sur le discours religieux". Pour éviter les risques de radicalisation, le COSIM organise désormais des séminaires de formation pour les nouveaux Imams à Abidjan.
Cette surveillance de l'Islam intervient après plusieurs attaques jihadistes intervenues sur le sol ivoirien. Quatre ans après l'attentat dans la station balnéaire de Grand Bassam, revendiquée par Al-Qaïda au Maghreb islamique, qui fit 22 morts, une autre attaque terroriste s'est déroulé à Kafolo (nord du pays) le 10 juin 2020. L'attaque fait une quinzaine de morts et n'est pas revendiquée, mais la katiba Macina du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM affilié à Al-Quaeda) est suspectée.
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Cette dernière est intervenue dans une zone où ont été déployés 300 militaires ivoiriens chargés de sécuriser les 1 000 km de frontières avec le Mali et le Burkina-Faso, un opération baptisée "frontière étanche" visant à contenir l'expansion du jihadisme.
La menace terroriste et la présidentielle du 31 octobre
Les autorités ivoiriennes ont pris conscience de cette menace en inaugurant en 2018 une académie antiterroriste à Bingerville avec l'aide des spécialistes français.
Reste que ce ne sont pas les risques jihadistes qui inquiètent le plus les Ivoiriens aujourd'hui. Le scrutin du 31 octobre prochain a ranimé les vieux démons de l'"Ivoirité". Les affrontements entre communautés ethniques ont fait plus de vingt morts ces dernières semaines. Certains partisans de l'opposition critiquent ce qu'ils appellent la politique de "rattrapage ethnique". D'autres ne peuvent s'empêcher de faire l'amalgame entre musulmans et ethnies du nord favorables à Alassane Ouattara.
"Si les discours se radicalisent, d'autres récupérations peuvent se faire. La religion peut facilement s'inviter dans l'arène politique et là, véritablement, ce sera difficile de contrôler un certain nombre de choses", conclut le professeur Issiaka Kone.