La justice sélective et le procès inéquitable en Mauritanie

ven, 30/05/2025 - 12:15

Ma formation à la base de juriste, mon parcours de consultant en droits humains notamment et ma courte expérience au minstère de la justice mauritanien (2015-2018) dans le cadre d’un appui de l’Union Européenne portant notamment sur les les questions de procès équitable et de la politique sectorielle de la justice mauritanienne, m’encouragent à me lancer dans un diagnostic fracgmentaire et incomplet des systèmes juridiques et judiciaires mauritaniens qui pouvait, certes, être réalisé par plus qualifié que moi dans la matière. Mais qu’à cela ne tienne, je plonge dans la mare !

“L’affaire de la décennie de l’ancien président Mohamed Ould Abdelaziz”  qui a conduit à ce que l’on doit appeller également “le procès de la décennie” tel qu’il se déroule et surtout en considérant ses derniers développements, me donne l’opportunité de souligner le caractère sélectif de la procèdure et la vulgarité avec laquelle les principes fondamentaux d’une justice supposée être indépendante, impersonnelle et impartiale, ont été violés conduisant ainsi à un procès inéquitable. L’objectif de mon propos ici n’est pas de “blanchir” l’ancien Raîss mais manifester, de manière claire, mon “objection” devant le traitement de faveurs accordé aux auteurs principaux des délits qu’on lui reproche. Sa implication à lui n’est pas sujet à débattre à mon avis.

Ces notions de “justice sélective” et de “procès inéquitable” sont, en effet, intrinsèrement liées et elles suffisent largement, à elles seules, pour saper la confiance du Mauritanien dans les institutions judiciaires et l'État de droit. Comme dans de nombreux pays arabes où l’Etat de droit est le cadet des soucis des dirigeants, ces questions se posent dans le cadre d'un système juridique où l’ingérence et l’influence du pouvoir politique sont quasiment érigées en régles de droit. Un système juridique qui, en permanence et au gré de la seule volonté du gouvernant du moment, navigue entre le droit positif, les principes de la charîa, et les exigences des conventions internationales à la recherche d’une interprétation, souvent biaisée et dont le raisonnement présente une distorsion systématique, mais qui satisfait le désir et la volonté politiques des dirigeants.

La notion de  “justice sélective”

La justice sélective se manifeste par le ciblage de certains individus ou groupes pour des poursuites judiciaires, non pas sur la base de preuves concrètes et objectives, mais en raison de motivations sous-jacentes telles que les considérations politiques notamment. Ce biais dans le choix des accusés, comme dans le cas du “procès de la décennie” constitue l'une des formes principales de justice sélective et a un impact direct sur l'équité des procédures.

Le dernier exemple en date de cette justice sélective en Mauritanie est, à mon humble avis et qui me semble défendable, la poursuite de Ould Abdelaziz et quelques responsables et hommes d’affaires de son entourage immédiat et en parallèle le “blanchiment” de dizaines d’autres personnes qu’aucune justice digne de ce nom n’aurait épargnées. Pire, certaines d’entre-elles occupent des postes-clés dans la “nouvelle décennie” dont les premiers responsables pourraient, à leur tour, faire l’objet un jour d’enquêtes et de poursuites qui seront aussi sélectives que celles qu’ils ont orchestrées dans le cadre du procès sus-mentionné. Ces anciens-actuels “responsables” n’auraient jamais pu échapper aux accusations de “délits d’abus d’influence, d’abus de fonctions et de recel en vertu des articles 13, 14 et 17 de la loi 014/2016 relative à la lutte contre la corruption”. Ces même délits pour lesquels ont été condamnés en première instance et en appel Ould Abdelaziz et ses deux supposés “complices”.

Dans tous les cas, toute justice sélective, en viciant le processus judiciaire dès l’instruction ou au cours de la procédure, par “le choix” biaisé des personnes à poursuivre et la manipulation des preuves, conduit inéluctablement, en violation des principes de base du droit, à un procès inéquitable. Quels qu’en soient ou seraient les inculpés. Et vu qu’en application de cette loi de 2016, “l’action publique prévue pour les infractions … se prescrit cinq (5) ans après leur découverte” (par la justice) et non plus après qu’elles aient été commises, à bon entendeur, salut !

La concept de “procès inéquitable”

Un procès inéquitable viole les principes fondamentaux d'une procédure judiciaire juste. Ces principes incluent le droit à un procès public, le droit à l'assistance d'un avocat, et le droit de présenter des preuves. En Mauritanie, la loi relative à la lutte contre la corruption met l'accent sur le respect des garanties fondamentales du procès équitable, telles que la présomption d'innocence jusqu'à ce que la culpabilité soit établie par une décision définitive, les droits de la défense (accès à un avocat, droit de présenter des moyens de défense), la proportionnalité des peines, et les voies de recours.

Le Code pénal mauritanien lui-même contient des dispositions qui, si elles sont respectées, contribuent à un procès équitable, comme l'obligation d'assister médiaclement le détenu et lui garantit les protections nécessaires contre la détention illégale et arbitraire.

La Chariâ, dont s’inspire notre droit pénal et civil (en tout cas textuellement), comprend des éléments qui sont similaires aux principes du procès équitable notamment : i) la recherche de la vérité à travers l’accent qu’elle met sur la justice et la vérité, et les procédures juridiques qui doivent permettre de découvrir la vérité sur les faits ; ii) l’égalité et la protection des droits des accusés comme le droit à  ne pas être victime d’une discrimination ou l’interdiction de faire jouir quelqu’un de privilèges devant la loi, le droit à se défendre et à être entendu par un juge impartial et iii) le principe de la légalité qui doit guider les décisions judiciaires et les baser sur la loi et les procédures juridiques pour ne pas être arbitraires. 

Le lien indissociable entre “justice sélective” et “procès inéquitable”

La justice sélective est souvent une cause majeure de procès inéquitables. En effet, lorsqu'un individu est “choisi” pour être poursuivi ou a contrario “exclu” de la procédure en raison de considérations non juridiques, l'intégrité du processus judiciaire est compromise dès le départ. La justice sélective peut mener à l'ignorance des preuves objectives ou à leur manipulation pour atteindre des objectifs qui ne sont pas liés à la justice.

Dans notre contexte déjà très fragile, cette relation pourrait exacerber des défis existants tels que la répression politique et la corruption judiciaire, entraînant une perte de confiance dans les institutions. La sélectivité, en particulier dans le choix des faits pertinents pour alimenter un récit particulier, est un élément clé de l'analyse critique de la justice. Or en l’occurrence, on a réservé, dès le début de l’instruction, une espèce de traitement différentiel (excluant ainsi l’uniformité dans le traitement des situations comparables) à toutes les personnes citées dans le rapport de la Commission d’Enquête Parlementaire (CEP) qui a entamé la procèdure et plus tard au cours de l’enquête menée par le Parquet. Une sélectivité manifeste malgré les aveux clairs, devant la CEP, de certains des auteurs principaux d’infractions à la loi. Aveux consignés dans le Rapport transmis au ministre de la Justice.

Un passage à la page 33 du résumé du Rapport de la CEP suffit pour comprendre le travail de charcutage et d’utilisation politique de ce rapport. Lisez vous-même :“Il est ressorti des travaux de la Commission d’Enquête Parlementaire que l’Etat, et principalement les Ministres à la tête de chaque ministère concerné par la passation de marchés dans des conditions irrégulières (ainsi que tout responsable des marchés consulté ou décideur désigné conformément à l’article 8 de la loi portant code des marchés publics), doit se voir imputer, en premier lieu, la responsabilité des irrégularités relevées (voir annexes). Il y a lieu également de souligner que la plupart des décideurs responsables des violations relevées ont affirmé qu’ils ont été instruits par l’ancien président de la République”.

L’interprétation, par le Parquet et le juge d’instruction, de cette dernière phrase du passage semble nous dire clairement qu’un ordre, quand bien même violant la loi et reçu d’un supérieur hiérarchique, a une valeur contraignante pour le subalterne et qu’il justifie l’illégalité de l’acte lui-même. Que faire dans ce cas des principes de la Charîa islamique, à laquelle on se réfère quand cela nous arrange, et qui insiste sur l’individualité de la responsabilité “« وَلَا تَزِرُ وَازِرَةٌ وِزْرَ أُخْرَى” ? Autrement dit, nulle âme ne portera le péché d’une autre, aucun individu ne sera chargé de la faute d’autrui et personne ne pourra alléger le fardeau d’un autre. Que faire aussi de “la responsabilité personnelle” en droit pénal et civil ?

La question qui se pose, ici, d’elle-même est de savoir : sur quelle base juridique s’est-on appuyé pour poursuivre “Amr” et blanchir “Zeyd” ? L’interrogation politique, quant à elle, est simple : a-t-on déjà oublié, alors qu’un exemple se déroule encore sous nos yeux, que les corrompus épargnés sont toujours les premiers à se retourner contre celui qui leur aura permis de se nourrir, tels des parasites, du sang de ce pauvre peuple? Suivez mon regard !

Cadre juridique et défis de la juste application de ses dispositions dans le contexte mauritanien

En l’espèce, le système juridique mauritanien est caractérisé par une pluralité, combinant le droit positif  et les principes inspirés de la charîa.

La Loi n° 2016-014 relative à la lutte contre la corruption est le cadre légal national pour combattre ce fléau, s'inspirant des conventions internationales. Elle vise à incriminer diverses formes de corruption, à renforcer la coopération internationale (notamment pour le recouvrement des avoirs) et cible explicitement les hauts responsables pour renforcer la confiance publique. Cependant, l'efficacité de cette loi repose sur le respect strict des droits fondamentaux, l'indépendance de la justice et la volonté politique de lutter contre l'impunité. A défaut, elle est devenue un moyen entre les mains du pouvoir politique et le monde des affaires pour régler leurs comptes respectivement avec leurs détracteurs et leurs concurrents.

Le Code pénal de 1983 détaille, de son côté, de nombreux crimes et délits en lien avec la corruption, le détournement des deniers publics et l’enrichissement illicite. Il prévoit différentes catégories de peines correctionnelles et criminelles pour y lutter.

Bien que ces textes définissent clairement le cadre des infractions et des peines en lien avec la corruption, le caractère sélectif de la justice et les risques de déroulement successif de procès inéquitables résident souvent dans leur application pratique. La sélectivité peut vicier le processus judiciaire dès le début et les procès inéquitables résultent de violations des principes procéduraux.

Cette application abusive de la loi, en matière de lutte contre la corruption, permet d'identifier déjà des zones de vulnérabilité où la justice sélective pourrait s'exercer, notamment dans les affaires impliquant des fonctionnaires publics (la corruption dans les marchés publics, les avantages injustifiés dans les marchés publics, les exonérations et les franchises illégales, l’abus d'autorité, l’abus de pouvoirs, le trafic d’influence, la concussion, l’enrichissement illicite, l’entrave au fonctionnement de la justice, la responsabilité des personnes morales, etc), ou dans les poursuites où les motivations politiques et économiques pourraient potentiellement jouer un rôle dans la sélection des cas.

La pratique d'une justice sélective et la tenue de procès inéquitables ont des conséquences dévastatrices pour l'État de droit et la confiance des citoyens dans leurs institutions. Elle crée un sentiment que la justice est un outil au service de certains intérêts plutôt qu'une garantie d'égalité pour tous. Elle façonne donc très négativement la perception que l’on a de la justice.

Conclusion

Le simple coup d’œil sur la réglementation actuelle en matière de la lutte contre la corruption et sur le contexte dans lequel elle est appliquée, permet de savoir que, si la Mauritanie dispose d'un arsenal juridique acceptable visant à définir les infractions et les procédures, la garantie cependant d'une justice équitable et non sélective demeure un défi crucial et sape la confiance populaire et celle des investisseurs. Assurer l'égalité devant la loi, le respect scrupuleux des droits, la transparence des procédures et l'indépendance des magistrats vis-à-vis du pouvoir politique sont essentiels pour combattre la justice sélective et prévenir les procès inéquitables. L'application effective de cet arsenal dépend aussi, foncièrement, du respect de ces principes fondamentaux et de la volonté politique. Volonté qui paraît “endormie” actuellement.

En attendant le réveil, -qui, je l’espère ne sera pas tardif comme pour Ould Abdelaziz-, cette sélectivité qui caractérise notre justice continuera de miner l'État de droit en produisant des procès inéquitables et en systématisant la partialité, l’injustice, l’impunité et l’inéquité.

En définitive, je pense -et je l’assume- que ce procès thêatral, plus proche d’une série humoristique sur Netflix et dont on s’approche de la saison 3 qui s’intitulera “Demande en pourvoi devant la cour suprême”, n’aura servi finalement qu’à amuser la galerie et détourner l’opinion publique des vrais problèmes structurels et des questions réellement embarrassantes pour le régime en place. Oui, il est incontestable que la corruption et les trafics, de tous genres, connaissent aujourd’hui leurs meilleurs jours sous le “ciel dégagé” de la Mauritanie.

Cheikh JIDDOU,

Juriste et activiste des droits de l’homme en Mauritanie