Traversees-Mauritanides - Bazeid Mohamed Abdallahi est l’une des grandes de la presse et surtout de Radio Mauritanie. Sa voix s’écoute partout sur le territoire national. Si lui a parcouru, et continue de parcours des terres inconnues, pour nous conter avec l’accent dont il a le secret, il a accepté de nous livrer une série de textes.
Nous commençons celui qui aura sans doute influencé son choix du métier. La radio ! « Très timide, j’ai éprouvé beaucoup de peine à soutenir les regards furtifs et incrédules de l’assistance qui se demandait sûrement d’où pouvait bien sortir ce jeune garçon malingre, à la tête fraîchement rasée qui osait s’asseoir si près du poste Radio ». Savoureuse remonte du temps !
La petite Radio
Mbarek Ould Boydiel est un pasteur qui avait l’habitude de séjourner avec son important troupeau de vaches, pendant la période de l’hivernage, dans les environs de Tigoumatine (Trarza, sud-ouest mauritanien) précisément au puits de Niegaritt.
Au début de l’hivernage 1963, si j’ai bonne mémoire, mon père, qui tenait un petit commerce à Rosso, prit la sage décision de nous amener à la campagne pour « la cure de lait » ou "Lehssane".
On vivait à l’époque dans un ancien petit baraquement de Rosso, aujourd’hui disparu, s’étirant entre l’hôpital régional du Trarza, à l’est, le Camp militaire, à l’ouest, la station d’essence « Star » située de nos jours à l’entrée du quartier « Escale », au sud et l’ancienne digue de protection de la ville qui passait juste derrière l’hôpital, au nord.
Ce petit bout de terre qui abritait une trentaine de familles tout au plus, les méchantes langues le surnommaient « Gad El Ghabra », le hameau de la poussière.
On l’aimait bien, notre minuscule hameau pour la simple raison qu’il était situé à proximité des centres d’intérêt de la ville de Rosso. La boulangerie Barrière, où l’on pouvait acheter, très tôt le matin, un pain doré et croustillant était à moins de trois cent mètres. Le cinéma Keita, une imposante bâtisse jaune adossée à la brigade de gendarmerie, était à deux pas de là.
Les Etablissements Buhan et Teisser et Maurel et Prom, des curiosités dont l’activité commerciale commençait à battre de l’aile, n’étaient pas loin non plus. Le débarcadère du bac qui grouillait de vie à longueur de la journée et les commerces tenus par les Dioury, Arafa et Zaki Bougaleb étaient très proches aussi.
Par sa position géographique, notre quartier faisait presque partie du centre ville. Par la nature de ses habitations précaires c’était tout simplement une tête de pont de la pauvreté qui avait réussi à s’incruster dans un espace traditionnellement réservé aux riches.
A l’annonce de notre départ, mes frères et sœurs trépignèrent de joie. Aller à la campagne était synonyme, pour nous autres enfants, de liberté, de découverte et d’aventure. En cette troisième décade de juillet les vents de la mousson, annonciateurs des pluies, faisaient craindre le pire aux habitants de Gad El Ghabra car, à la tombée des premières averses, le petit quartier se retrouvait généralement sous les eaux.
Le soir, des essaims de moustiques assoiffés de sang et autres curieux insectes aux mandibules effarantes et d’innombrables grenouilles en quête de proie prenaient d’assaut le petit hameau, transformant en enfer la vie paisible de ses modestes habitants.
La semaine suivante, nous nous retrouvâmes à Niegaritt, au milieu d’un grand campement nomade, près d’une cinquantaine de tentes en poil de chameau. L’herbe tendre, qui avait poussé à la faveur des premières pluies et les acacias en fleur, répandait un baume bienfaisant.
Mbarek O. Boydiel, l’homme avec lequel mon père avait passé un contrat pour la fourniture quotidienne de deux « mouds » de lait, l’équivalent de huit litres environ, vint à notre rencontre. La tente du pasteur se trouvait juste à coté de la nôtre, à moins d’une trentaine de mètres. C’était une grande tente en poil flambant neuf et dont la crête était entourée d’un double carré blanc parcouru de très beaux motifs.
A cette distance je pouvais voir, dans les détails, tout ce qui s’y passait et entendre nettement les conversations animées que tenait sa femme Moyha avec ses visiteuses.
A la tombée de la nuit, juste après la prière du crépuscule, Moyha étalait devant sa tente une grande natte de « Tachanett », une espèce de combrétacées qui poussent généralement aux abords des marécages, des lagunes et cours d’eau saisonniers du Trarza occidental et dans les plaines argileuses de Saint-Louis du Sénégal.
Tout était ensuite disposé, à égale distance, sur la natte des coussins bourrés de cette paille tendre et parfumée de la chemama, « Atgueg », que les femmes de notre contrée avaient l’habitude de récolter après le retrait des eaux de crue. Le vieux werzeg, un ancien berger, réduit au veuvage depuis des décennies et vivant chez les Boydiel avait en charge la préparation du cérémonial du thé.
Il déposait au bout de la natte les ustensiles de thé d’où émergeait généralement un pain de sucre entier encore enveloppé dans son emballage d’origine, un double ruban de papier bleu ciel et blanc. Il allait ensuite au foyer pour revenir avec un fourneau rempli de braises ardentes sur lesquelles reposait une grosse bouilloire bouillonnante.
Fidèle à son habitude, Mbarek O. Boydiel sortait alors d’une caisse en bois, avec la plus grande précaution, un volumineux poste radio, un récepteur de couleur blanc et or, de marque Curer. D’un autre sac, en toile, le pasteur tirait une grosse batterie bleue de marque « Berrec » qui, je le sus bien plus tard, servait à l’alimentation en énergie du poste radio géant.
Il connectait au dispositif une longue antenne filaire dont il accrochait l’extrémité aux branches d’un acacia. A peine a-t-il terminé d’installer le poste radio que je voyais converger de toutes parts vers la tente des Boydiel de petits groupes joyeux de femmes, d’hommes et d’enfants.
Encore peu familiarisé avec ce monde, qui du reste était très différent de celui de mon petit hameau de Gad El Ghabra, je me suis contenté, les premiers jours, de suivre de loin ces attroupements nocturnes autour du poste Radio des Boydiel.
Et puis, un soir, sans prendre la précaution de demander l’autorisation à ma marâtre, j’enfourchais maladroitement mes vieilles chaussures en plastic et me retrouvais l’instant d’après assis au milieu des visiteurs.
Très timide, j’ai éprouvé beaucoup de peine à soutenir les regards furtifs et incrédules de l’assistance qui se demandait sûrement d’où pouvait bien sortir ce jeune garçon malingre, à la tête fraîchement rasée qui osait s’asseoir si près du poste Radio. Leur attention était heureusement détournée par la mise en marche du poste radio qui se mit à distiller une chanson, très populaire à l’époque, « Ana Dahran mani lahi viddunya Anssa aynaki » qui veut dire littéralement "Toute ma vie, je n’arriverai pas à oublier ton regard".
Puis vint le tour de Sidaty Ould Abba, d’Ahmedou Ould Meiddah et de Mounina Mint Eleya. L’assistance, autour de moi, semblait prendre un grand plaisir à écouter ces grands musiciens de l’aube de l’indépendance. De mon coté, j’essayais de me mettre dans la peau d’un mélomane, en hochant la tête de temps à autre même si, je le reconnais, je ne comprenais pas grand-chose à ces tirades narratives et au tintamarre assourdissant qui les accompagnait.
Ce qui me fascinait le plus ce n’était point la musique, l’actualité ou les célèbres « Keikoutas » (comédies radiophoniques), animées par les talentueux Hemam Fall, Mohameden Ould Sidbrahim et Brahim Ould Nana, mais plutôt le grand poste Radio Curer lui-même. A cet intérêt pour le poste Radio sont venus s’ajouter, au fil des jours, un attachement et une considération sans bornes pour le propriétaire de cette fabuleuse machine, le pasteur Mbarek Ould Boydiel.
Dans le campement, c’était la seule personne qui possédait un si merveilleux bijou et qui savait le manipuler avec une très grande dextérité. Dans la vallée voisine une petite foule, numériquement moins importante que la nôtre, s’agglutinait tous les soirs autour d’un poste Radio, un poste de marque Aiwa, appartenant au sieur Bilal.
Ce dernier était un jeune pasteur dont le modeste troupeau, une dizaine de vaches laitières environ, arrivait à couvrir à peine les besoins en lait des sept familles dont les tentes étaient érigées autour de la sienne.
Acquis une semaine avant notre arrivée à Niegaritt, le poste Radio de Bilal était de taille très modeste. Les quelques habitués qui fréquentaient le soir la tente de Bilal étaient obligés de se rapprocher le maximum possible du récepteur pour entendre distinctement les programmes.
Cet agglutinement donnait souvent lieu à des disputes rangées et à des échanges d’insultes entre les auditeurs installés juste à côté du poste et les derniers venus qui étaient parqués derrière eux.
De la présence de ces deux postes Radio dans la zone de Niegaritt naquit très vite une rivalité et une inimitié entre la clientèle attitrée de Mbarek Ould Boydiel et celle de Bilal, chacune vantant, quand l’occasion se présentait, la qualité et la puissance du récepteur de son idole.
Un soir, à l’heure où la foule allait prendre congé des Boydiel une femme, dont j’ai oublié le nom, annonça qu’un dénommé Ahmed Ould Mohamed allait rentrer bientôt du Sénégal. Ce genre de nouvelles était très important à l’époque dans la mesure où les revenants du Sénégal, des commerçants et des dioulas, avaient l’habitude d’offrir généreusement des présents, natures diverses, à toutes les familles du campement.
Il s’agissait dans la plupart des cas de petits dons en vêtements, pains de sucre, thé vert de chine, tabac, lampes torches, henné, biscuits, bonbons, chaussures en plastic, lames, miroirs, aiguilles, etc.
Réagissant à l’annonce de l’arrivée d’Ahmed Ould Mohamed, une dame âgée, qui avait l’habitude de s’affaler à côté de moi, s’empressa de demander à la femme d’où elle tenait l’heureuse nouvelle. Cette dernière répondit sans hésitation qu’un certain Rabah l’aurait entendu hier à la Radio du jeune Bilal.
Se sentant outré, Mbarek Ould Boydiel, déposa sur la table à thé, en cuivre épais, la grande théière, savamment ornée, qu’il tenait à la main et se leva. Prenant l’assistance à témoin il se tourna vers la femme et dit d’un ton grave d’où perçait l’ironie :
« Ecoutez moi ça, cette femme vient de dire que la Radio de Bilal a annoncé le retour imminent du Sénégal d’Ahmed Ould Mohamed. Ne la croyez pas, il s’agit tout simplement d’un mensonge. Mon poste Radio Curer, qui est dix fois plus grand que celui de Bilal n’a pas annoncé cette nouvelle. Dans ce cas, comment peut-on imaginer qu’une Radio minuscule, de la taille de celle de Bilal ait pu annoncer une telle nouvelle. C’est incroyable ! Les petites radios, chacun le sait, mentent. Méfiez vous d’elles».
Ridiculisée, et prise à partie par une assistance traditionnellement acquise au propriétaire du grand poste Radio, la pauvre femme se confondit en excuses et dit à Mbarek, d’une voie douce et conciliante, qu’elle avait eu tors d’avoir donné foi à des nouvelles rapportées par une si petite Radio.
Convaincu de la sincérité des propos de Mbarek Ould Boydiel, je rejoignis, le jour suivant, une bande de gamins décidée à en découdre avec cette petite Radio qui diffusait des mensonges. Des semaines durant, notre bande se rassemblait discrètement, à la faveur de l’obscurité, derrière la tente de Bilal. A l’annonce d’une nouvelle quelconque par un speaker on se levait pour scander à l’unisson, haut et fort : la petite Radio ment !
Lorsqu’il n’en pouvait plus, le pauvre Bilal s’emparait d’un gourdin et se lançait à notre poursuite.