Mohamedou Ould Slahi : « Après 14 ans de détention à Guantanamo, j’ai choisi le pardon »
Jeune Afrique - Arrêté au lendemain du 11-Septembre et considéré à tort comme un responsable d’Al-Qaïda, le Mauritanien Mohamedou Ould Slahi a été torturé et emprisonné jusqu’en 2016. Le récit qu’il a fait de sa captivité vient d’être adapté au cinéma. Entretien.
Soupçonné d’être une tête pensante d’Al-Qaïda, Mohamedou Ould Slahi a passé quatorze ans à Guantanamo, sans que le gouvernement américain produise la moindre preuve contre lui.
Isolement, torture, sévices sexuels : il était l’un des prisonniers pour lesquels Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la Défense, avait approuvé un programme d’« interrogatoire renforcé ». Durant sa captivité, cet ingénieur électricien mauritanien a pris la plume pour raconter son quotidien.
Publiés en 2015 et traduits dans 19 langues, ses Carnets de Guantanamo jettent une lumière crue sur l’horreur de ce camp de détention extra-judiciaire, quintessence des dérives de la guerre contre le terrorisme.
Depuis sa libération, en 2016, Mohamedou Ould Slahi se consacre à l’écriture pour défendre le pardon, la liberté et l’État de droit. Son histoire vient d’être adaptée au grand écran dans le film Désigné coupable, avec Tahar Rahim dans son rôle. Jeune Afrique l’a rencontré à Dubaï, sur le site de l’Expo 2020, où il est le parrain du pavillon mauritanien.
Jeune Afrique : Vous avez passé quatorze ans à Guantanamo, sans procès et sans que le gouvernement américain produise la moindre preuve de votre culpabilité. Vous avez été torturé, humilié, menacé. Après une telle expérience, vous pourriez être amer, en colère, déprimé. Pourtant, vous avez choisi le pardon. Pourquoi ?
Mohamedou Ould Slahi : J’ai vu la mort en face, et c’est dans ce genre de moment que vous réalisez ce qui compte vraiment dans la vie. Avant Guantanamo, j’ai été détenu huit mois en Jordanie [au quartier général des services de renseignement jordaniens, à Amman, qui, après le 11-Septembre, a servi de prison secrète à la CIA, NDLR].
Un jour, les Jordaniens m’ont dit que je pouvais rentrer chez moi. J’ai pleuré. Je n’ai pas les mots pour décrire ma souffrance dans cette prison. Lorsque j’étais torturé, j’entendais en même temps les pleurs et les cris des autres détenus. Ils résonnent toujours dans ma tête.
Mais à l’aéroport, une autre équipe m’attendait. Ils ont découpé mes vêtements, je me suis retrouvé nu, puis quelqu’un a retiré le bandeau que j’avais sur les yeux. J’ai vu le bras d’un homme couvert de poils blonds, et j’ai compris. Je me suis dit que j’allais mourir dans une prison américaine.
Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
Toute ma vie a défilé dans ma tête. Mes regrets n’avaient rien à voir avec l’argent, le fait d’avoir une maison ou de belles femmes. Non, j’ai regretté de ne pas avoir été assez gentil avec ma mère, mes sœurs, mon ex-partenaire, mes amis. Et j’ai fait un pacte avec Allah. Je me suis dit que s’Il me donnait une autre chance, je serais bon, quoi qu’il arrive.
Ce n’est pas simple, cela nécessite beaucoup de prières et de méditation, mais c’est quand même plus facile que de se marier avec Angelina Jolie ou d’avoir un compte en banque en Suisse (rires).
C’est pourquoi le pardon est facile pour moi. Je n’ai rien à gagner, par exemple, à ce que Richard Zuley souffre [cet ancien policier de Chicago a mené les interrogatoires de Slahi en 2003, à Guantanamo, NDLR]. Il a menacé de kidnapper ma mère, il m’a presque battu à mort, il m’a menacé de viol. Mais je crois vraiment que le ressentiment est un poison que l’on boit en espérant que quelqu’un d’autre meurt.
Ces menaces proférées à l’encontre de votre mère vous ont d’ailleurs poussé à signer une confession…
Quand Richard Zuley m’a fait croire que le gouvernement américain allait l’enlever, et la jeter dans une prison pour hommes [ce qui impliquait qu’elle serait probablement violée, NDLR], j’étais prêt à signer n’importe quoi.
Elle est décédée en 2013, alors que j’étais toujours en détention. Vous n’imaginez pas quelle fut ma douleur. Le jour où les services secrets mauritaniens sont venus me chercher, le 20 novembre 2001, je ne savais pas que c’était la dernière fois que je la voyais.
J’étais seul avec elle à la maison. Elle a cru que j’avais des ennuis parce j’avais acheté une télévision et que je regardais les nouvelles. Elle a grandi, et moi aussi, sous une dictature militaire. Elle n’était jamais allée à l’école, mais elle savait que l’information est une menace pour les systèmes non démocratiques.
Je lui ai promis de revenir, ce que je n’ai pu faire. Maintenant que j’ai un fils [Ahmed, qu’il a eu avec l’avocate américaine Catherine Austin, NDLR], je mesure pleinement sa douleur.
Lorsque vous étiez à Guantanamo, vous avez décidé d’écrire votre histoire. Pourquoi ?
J’ai été obligé d’écrire pour répondre au discours officiel des Américains, qui me présentaient comme un homme méchant, un terroriste.
J’ai voulu tout simplement donner ma version des événements, parce que je suis le premier concerné par mon histoire. Beaucoup de gens ont péri sans avoir la chance de pouvoir témoigner, comme Mohamed Gul [torturé et mort de froid dans une prison secrète de la CIA en Afghanistan, en novembre 2002, NDLR], ou Dilawar, battu à mort dans la base de Bagram [en Afghanistan, où Slahi a transité avant Guantanamo, NDLR].
J’ai toujours aimé écrire, je tenais un journal intime, mais je ne voulais pas que d’autres le lisent. Mais là, je n’avais pas le choix.
Ce processus d’écriture n’a pas été simple. On vous a confisqué votre manuscrit, et la première édition a été fortement censurée par le gouvernement américain…
J’ai rédigé les Carnets de Guantanamo en trois mois, à l’été 2005. Je les envoyais sous forme de lettres à mes avocats. J’ai écrit en anglais parce qu’à l’époque on disait que la langue arabe était le code des terroristes pour communiquer.
Il a fallu attendre presque dix ans avant que les Carnets ne soient publiés. Dans la première édition, plus de 5 000 passages ont été censurés.
C’est triste quand on sait que les États-Unis se définissent comme le pays de la liberté. Ce qu’ils m’ont fait, c’est une tragédie pour la démocratie.
Je pense au tout premier discours de George W. Bush après les attentats du 11-Septembre : « Al-Qaïda nous a attaqués à cause de notre mode de vie, mais nous n’en changerons jamais. » Et la première chose qu’il fait, c’est de transformer les États-Unis en dictature militaire où les gens sont présumés coupables sur une simple suspicion liée à une affiliation ou, soyons francs, au fait d’être un jeune musulman.
Vous vous trouvez pour l’instant à Dubaï, à l’Expo 2020, car vous êtes le parrain du pavillon mauritanien. C’est pourtant votre pays qui vous a livré aux Américains, en 2001…
Je suis content d’être ici. J’ai parlé des crimes commis par le régime mauritanien contre ma personne, avec la complicité de la CIA, dans le livre, le film, des articles.
Le nouveau gouvernement a reconnu ces atrocités. Il m’a demandé d’être parrain, et j’ai accepté parce que je ne suis pas un nihiliste. Je crois à un changement. Notre ancien président, Mohamed Ould Abdelaziz, m’a invité au palais et m’a redonné mon passeport.
Tout cela me laisse tout de même un goût amer. C’est la loi qui devrait décider de l’octroi d’un passeport, pas un président. Je voudrais que nous soyons un État de droit à 100 %, où tous les citoyens respectent la loi et jouissent des mêmes droits.
Si nous ne développons pas cette culture démocratique, nous n’avancerons pas. En Mauritanie, quand les gens ont un problème, ils continuent à aller voir leur cousin.
Aujourd’hui, vous avez encore du mal à voyager, à obtenir des visas, alors que vous aimeriez, par exemple, aller en Allemagne pour recevoir des soins médicaux.
Certains bureaucrates américains continuent à œuvrer en coulisses pour m’empêcher de voyager, comme l’a révélé le courriel d’un employé de l’ambassade américaine à Nouakchott qui a fuité. Au nom de quoi agissent-ils ? Cela ne devrait pas exister en démocratie.
Je suis allé en Angleterre il y a deux mois. C’était mon premier voyage en Europe depuis ma libération. Un homme m’a demandé d’où je venais. Il nous a triés, les Européens et les Américains d’un côté, les Indiens et les Africains de l’autre. Puis nous avons été interrogés.
Dans cent ans, nous jugerons cette discrimination basée sur le lieu de naissance comme nous jugeons l’esclavage aujourd’hui. On me parle souvent de la xénophobie post-11 Septembre. Mais ça existait déjà avant ! Je la subissais à chaque fois que j’allais en Allemagne, par exemple [en 1988, à l’âge de 18 ans, Slahi a obtenu une bourse pour étudier à Duisbourg, NDLR].
Aujourd’hui, quels sont vos projets ?
Mon roman, The Actual True Story of Ahmed and Zarga, est paru cette année. J’apprends le néerlandais parce que j’ai écrit une pièce de théâtre, Freedom, qui est actuellement jouée aux Pays-Bas, où j’espère bientôt aller.
J’ai acheté une maison à Nouakchott avec les droits du film Désigné coupable. Et je continue mon combat pour la démocratie et l’État de droit. Beaucoup d’ex-détenus ont choisi le silence. Pas moi.
Par Amélie Mouton